Déserteur, St Jean-Marie Vianney ?
Normalement, comme séminariste, il devait échapper à la conscription napoléonienne {une faveur que l’archevêque de Lyon, le cardinal Fieschi avait obtenue de son neveu Napoléon} et M. Balley avait pris soin d’aller en temps voulu à Lyon pour l’inscrire sous ce titre. Mais, comme dit l’abbé Monnin, Dieu permit qu’on l’oubliât dans la relève des registres. « Trois années s’écoulèrent, sans réclamation, tant on était persuadé que cette formalité avait été remplie. » Cependant, à la fin des classes, quand M. Balley le présenta au séminaire pour l’examen d’entrée en philosophie, l’omission apparut. On la garda d’abord secrète, mais elle finit par tomber dans le domaine public et les officiels s’y intéressèrent. Ils réclamaient aujourd’hui le défaillant.
C’est un coup de foudre pour toute la famille, père, mère, frères, sœurs, d’autant plus unis que la main inexorable et meurtrière de l’Etat touche à l’un des leurs et pour la première fois, Mathieu Vianney, après d’inutiles démarches, se décide à payer un remplaçant pour la somme énorme de trois mille francs. Mais, deux jours après la conclusion de cette affaire, le volontaire se ravise et vient déposer sur le seuil de la maison Vianney son argent et son sac.
Jean-Marie qui, dans sa stupeur, a accepté d’être ainsi racheté selon les règlements en vigueur, ne se domine plus et fait un fort accès de fièvre. L’autorité militaire, constatant son absence, envoie les gendarmes le quérir : ils l‘emmènent, malade, à l’Hôtel-Dieu de Lyon. Nous sommes le 28 octobre 1809 et il occupe un lit dans la salle des consignés. Ses sœurs viennent le voir. Au bout de quinze jours, -ce qui suppose tout de même une secousse sérieuse,- les médecins le jugent en état de supporter les fatigues du voyage et, le 13 novembre, il est évacué sur Roanne. Il n’a pas fait la moitié du chemin qu’apparemment rompu par les cahots de la charrette où on l’a fait monter parce qu’il est incapable de marcher, il est saisi à nouveau de frissons et atteint d’une violent poussée de transpiration : il faut, en arrivant, le déposer à l’hôpital. Il en avertit ses parents par lettre. Dardilly et Ecully défilent à son chevet. Au bout de six semaines, les Sœurs infirmières, qui se sont attachées à lui, le remettent debout. Mais il devra se joindre au prochain détachement en partance pour la guerre d’Espagne.
Voici l’événement – depuis quelques instants déjà, nous suivons librement la narration de l’abbé Monnin : « le matin du 6 janvier, jour fixé pour le départ de la colonne, il est allé prier dans une église ; il s’y oublie et laisse passer l’heure à laquelle il devait se rendre au Bureau de l’Intendance pour retirer sa feuille de route . » Quand il y arrive, on la lui refuse. Le capitaine de recrutement, un nommé Blanchard, veut le faire mener avec des menottes, de brigade en brigade, jusqu’à Bayonne. Des employés s’interposent : le conscrit ne songe pas à déserter puisqu’il est venu se présenter. Finalement on lui signe ses papiers. Pour sa part, il n’a pas l’intention de fuir, mais il éprouve « le pressentiment qu’il ne rejoindra pas son corps ».
Il serait vain ici de vouloir simplifier sa psychologie. Chemin faisant, il sent se réveiller, en même temps que ses aspirations au sacerdoce, toutes ses répugnances pour une autre carrière, en particulier celle des armes. Il a certainement horreur des misères de la guerre : à maintes reprises, il a plaint les jeunes gens de son âge arraché, et parfois pour toujours, à leur famille. A Roanne, il en a rencontrés qui, repris par la force publique, blasphémaient pêle-mêle leur sort, Dieu et la Loi. Les menaces du terrible capitaine Blanchard lui reviennent à l’esprit. S’enfoncer dans ce monde impie et barbare lui est insupportable. Peut-être même se demande-t-il ce qu’il va faire en Espagne : « Cette guerre est-elle bien juste ? » Suivant son langage pittoresque, « il était très contrebalancé ».
Pour se tirer de ce sombre embarras, il se met à réciter son chapelet en marchant. Bientôt, sur la route, un inconnu s’approche, qui lui demande où il va et pourquoi il est si triste … Jean-Marie, petit paysan loin de tout et de tous, lui raconte son histoire. L’étranger lui conseille de le suivre et en même temps le décharge de son sac qui est trop lourd pour un convalescent. Il obéit, ne sachant plus ce qui arrive, mais résigné à tout, « sauf, pour reprendre ses propres termes, à tomber entre les mains des gendarmes ». Ils marchent ensemble longtemps, traversant bois et montagnes, évitant le plus possible les lieux habités et les sentiers battus. Jean-Marie est éreinté … Enfin, vers dix heures du soir, ils s’arrêtent tous les deux devant une maison isolée. Son compagnon frappe, et bientôt un homme et une femme, qui étaient déjà couchés, se présentent. Le guide échange à voix basse quelques mots, puis disparaît : Jean-Marie ne le reverra plus, n’en entendra plus parler et en ignorera toujours l’identité.
On lui sert à souper. La femme met des draps blancs au lit. C’est un jeune ménage qui vit très petitement de son travail ; le mari est sabotier. Ils vont passer la nuit au fenil. Le lendemain matin, ils expliquent au voyageur qu’ils sont pauvres, qu’ils ne peuvent pas le garder, qu’il n’y a pas assez d’ouvrage pour employer un aide, mais qu’ils le conduiront en lieu sûr.
Le timide séminariste se laisse persuader. La maison du sabotier est située à quelque distance d’un village appelé Les Noës, à l’entrée de la grande forêt de La Madeleine, sur les limites des départements de la Loire et de l’Allier.
Le réfractaire est présenté au maire de la commune en personne ; celui-ci, à son tour, le conduit chez une de ses cousines, restée veuve avec quatre enfants, Claudine Fayot. « Soyez tranquille … déclare le brave homme, les gendarmes ne viendront pas vous chercher ici. Quand vous aurez peur d’eux, vous n’aurez qu’à venir chez moi. » Pour tous, désormais, Jean-Marie n’est plus que M. Jérôme.
De M. Balley et de la mère Fayot, il disait : « Ce sont les plus belles âmes que j’ai rencontré ». Le séjour aux Noës a représenté un des moments de sa vie où il connut le plus d’affection. Cette tendresse demeurera : cinq ou six ans plus tard, à Ecully, au cours d’une réunion ecclésiastique sous la présidence des grands vicaires, une femme de la campagne surgit dans la salle et malgré l’assistance, s’en vient embrasser l’abbé Vianney comme son fils : c’est l’humble fermière des temps tragiques. Il ne cessera de lui écrire des lettres pleines d’abandon.
Pendant les premiers jours, il partage le lit d’un des fils, son homonyme, Jean-Marie qui, après cinquante ans, se rappellera que son compagnon était couvert de croix, de médailles et de scapulaires. Bientôt, la veuve Fayot, qui a des entrailles de mère, s’inquiète parce que le nouveau venu ne mange presque rien. La nuit, elle se lève pour voir s’il n’est pas malade. Afin de se rendre utile au village, puisqu’on est en hiver, il tient lieu d’instituteur. Aux beaux jours, il reprend les travaux de la terre. « Toute besogne lui était bonne, racontera le fils Fayot. Au temps des fauchaisons, il se multiplia au point qu’il tomba malade d’une fluxion de poitrine et garda le lit pendant une semaine ou deux. » Il faut malgré tout le défendre de la police. Au début, de peur d’être découvert, il s’abstient de se montrer à l’église le dimanche : « Ne craignez rien. Allez tous à la messe. Je garderai bien la petite et priez pour moi. » Un jour de battue générale, il doit se cacher dans un grenier à foin situé au-dessus de l’écurie et pense y mourir asphyxié, tant la perquisition se prolonge. C’est dans cette circonstance qu’il promet à Dieu, s’il a la vie sauve, de ne plus jamais se plaindre : « J’ai bien à peu près tenu parole. » D’habitude, le danger n’est pas si proche. Le réfractaire sort. Peu à peu, le curé de l’endroit, bien que janséniste, l’autorise à communier plusieurs fois par semaine en ne se confessant que tous les quinze jours.
Vianney gardera un tel attachement aux Noës qu’il aurait bien voulu en être nommé curé : c’est là peut-être, si l’évêque de Belley y avait consenti, que sur la fin il se serait retiré : « J’ai l’intention, disait-il à Jean-Marie Fayot en 1841, d’aller mourir au milieu de vous ou à la Grande Chartreuse. »
(d’après « Pauvre et Saint Curé d’Ars », D. Pezeril, Livre de vie, Le Seuil, 1959)
La ferme Fayot, aux Robins, près des Noës, où JM Vianney passa 14 mois sous le nom de Jérôme Vincent.